Tribune: Les États membres de l’UE doivent cesser de traiter les sans-abri comme des criminels

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La Libre

Au moins 700 000 personnes dorment dans la rue chaque nuit dans l’Union européenne, pourtant l’une des régions les plus riches du monde. Trois défis devraient être relevés pour faire face à cette crise de droits humains.

Une carte blanche de Olivier De Schutter, Balakrishnan Rajagopal, et Birgit Van Hout (1)Avec un PIB par habitant supérieur à 30 000 €, l’Union européenne est l’une des régions les plus riches du monde et ses États membres se targuent d’avoir mis sur pied des programmes sociaux solides pour aider les demandeurs d’emploi et les familles à faibles revenus.

Pourtant, un cinquième de la population – soit 91,4 millions de personnes – y est toujours menacé de pauvreté ou d’exclusion sociale, et l’accès au logement reste difficile pour de nombreux Européens. Au moins 700 000 personnes dorment dans la rue chaque nuit dans l’UE. Et, selon une enquête d’Eurostat, trois personnes sur 100 déclarent avoir déjà dû vivre temporairement chez des proches tandis qu’une personne sur 100 déclare avoir déjà vécu à la rue, dans un hébergement d’urgence ou temporaire ou dans un endroit non adapté au logement.

Compte tenu du décalage entre les ressources disponibles d’une part, et la persistance de la pauvreté et du sans-abrisme d’autre part, ces chiffres ne sont pas simplement une source d’embarras : ils font du sans-abrisme une crise de droits humains.

La nécessité d’un contrôle rigoureux

Du fait notamment de la crise de Covid-19, la lutte contre l’exclusion sociale connaît aujourd’hui une forte impulsion dans l’UE. Le lancement de la Plateforme européenne de lutte contre le sans-abrisme lors d’une conférence de haut niveau, organisée le 21 juin prochain par la Commission européenne et la présidence portugaise de l’Union, s’inscrit dans cette dynamique.

Les États membres de l’UE signeront une déclaration exprimant leur détermination à lutter contre le sans-abrisme. Mais ces engagements risquent de demeurer lettre morte, s’ils ne font pas l’objet d’un contrôle rigoureux obligeant chacun à rendre des comptes : c’est pourquoi le travail de cette plateforme doit prendre appui sur le socle que fournissent les droits fondamentaux.

En tant que parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, tous les États membres de l’UE se sont déjà engagés à prévenir et à éliminer le sans-abrisme, à mettre fin aux expulsions forcées et à garantir l’accès à des voies de recours en cas de violation.

Pour s’acquitter de cette obligation, cependant, trois défis devraient être relevés. Il faut d’abord accepter de regarder la réalité en face, et prendre la véritable mesure du phénomène que l’on veut combattre : bien qu’il existe diverses recommandations, tant au niveau international qu’européen, sur la façon de mesurer le sans-abrisme, les données fiables font encore défaut dans l’UE. Cela complique à la fois l’élaboration des stratégies et le suivi des progrès réalisés.

Les gouvernements ne devraient pas se contenter de quantifier le phénomène : conformément à leurs engagements dans le cadre des Objectifs de développement durable (cible 17.18), ils devraient également réunir des données désagrégées (par revenu, sexe, ethnie, âge, statut migratoire, etc.) afin d’identifier les groupes les plus à risque et, par conséquent, prévenir le sans-abrisme.

L’absence de données constitue en effet un obstacle à l’action : trop souvent, les problèmes qui ne sont pas mesurés restent invisibles pour les décideurs politiques et ne sont pas considérés comme une priorité, même par le grand public.

Le deuxième défi tient au fait que les sans-abri, au lieu d’être traités comme des détenteurs de droits qui devraient se voir garantir l’accès à des recours, sont encore fréquemment criminalisés.

Divers textes protégeant les droits humains interdisent la criminalisation des sans-abri : adoptés en 2012, les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme prévoient que les États devraient « abroger ou réformer les lois qui incriminent les activités de subsistance dans les lieux publics, telles que le sommeil, la mendicité, la prise d’aliments ou les activités nécessaires à l’hygiène personnelle », et les Lignes directrices relatives à la réalisation du droit à un logement convenable recommandent aux États d’« abroger toutes les lois et mesures qui incriminent le sans-abrisme ou qui répriment les comportements associés au fait de ne pas avoir de logement, tels que dormir ou manger dans des espaces publics ».

Le Parlement européen a également adopté un certain nombre de résolutions, dont l’une tout récemment encore, en janvier 2021, demandant aux États membres de « mettre un terme à la criminalisation des personnes sans domicile fixe et de modifier les pratiques discriminatoires employées pour les empêcher d’accéder aux services sociaux et aux abris ».

Pourtant, comme nous le rappelle un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, la criminalisation de la mendicité est encore pratique courante en Europe.

Un troisième défi, enfin, tient au fait que les personnes en situation de sans-abrisme devraient avoir accès à des voies de recours pour contester les actions qui ont conduit à leur expulsion de leur domicile et revendiquer un droit à une aide.

Au début de cette année, le Parlement européen a appelé la Commission européenne et les États membres à « veiller à ce que le droit à un logement adéquat soit reconnu et soit exécutoire en tant que droit humain fondamental, au moyen des dispositions législatives européennes et nationales applicables ».

Loin d’être un objectif à long terme, cette ambition exige une action immédiate au niveau national, pour passer de promesses généreuses, mais vides de sens à sa concrétisation dans la vie des personnes.

La création de la Plateforme européenne de lutte contre le sans-abrisme offre une occasion unique de gagner une bataille décisive dans la lutte contre l’extrême pauvreté dont le sans-abrisme est l’une de ses manifestations les plus dramatiques. Dans ce combat, le cadre des droits humains n’est ni un luxe ni une contrainte : il constitue une boussole, et un outil indispensable pour assurer le respect des populations marginalisées.

>>> (1) M. Olivier De Schutter est le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté ; M. Balakrishnan Rajagopal est le Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à un logement convenable; Mme Birgit Van Hout est la représentante régionale pour l’Europe auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme.

>>> Titre original: L’UE doit traiter les sans-abri comme des titulaires de droits, pas comme des criminels

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