IPS/ Olivier De Schutter et Donald Lee
Dans plusieurs régions du monde, septembre 2021 a signifié le grand retour à l’école après les vacances d’été. Pour certains, la fin des vacances marquait un retour à la normalité et aux joies de l’apprentissage, après des mois de fermeture des écoles en raison de la pandémie de Covid-19. Pour la majorité des élèves de l’hémisphère sud et beaucoup d’autres au-delà, le retour à la réalité s’est avéré plus douloureux.
La fracture numérique laisse un milliard d’enfants de côté
Beaucoup d’enfants ont été dans l’incapacité de poursuivre leur scolarité à cause des fermetures d’écoles qui ont affecté plus de 188 pays. Les gouvernements ont voulu permettre aux enfants d’étudier chez eux, en favorisant l’apprentissage à distance via internet. Mais près d’un tiers des enfants à travers le monde n’ont pas pu utiliser ces solutions. Selon l’Unicef, trois quarts de ces élèves soit étaient situés en zone rurale, soit appartenaient aux ménages les plus pauvres, ou les deux : la fracture numérique a laissé ces enfants sans véritable alternative. Au total, c’est plus d’un milliard d’enfants qui risquent de prendre du retard dans leur scolarité.
En outre, beaucoup de parents ayant perdu leur source de revenus en raison de la pandémie, ils ont dû retirer leurs enfants de l’école pour que ceux-ci puissent aider leur famille. Le travail des enfants a augmenté pour la première fois en vingt ans. On estime à 160 millions le nombre d’enfants qui travaillent, soit 8 millions de plus qu’en 2017, et ce, principalement dans le secteur agricole ; 9 millions d’enfants supplémentaires risquent d’être forcés à travailler à cause de la pandémie de Covid-19.
Inégalités et pandémie
La pandémie a exacerbé les inégalités scolaires. Mais ces inégalités ne sont pas nouvelles. La Banque mondiale estime qu’alors que 96% des enfants finissent leur scolarité secondaire dans les pays de l’OCDE, ils ne sont que 35% dans les pays à faibles revenus. En 2018, environ 258 millions d’enfants et de jeunes – principalement issus de ménages pauvres – ne fréquentaient pas l’école. Le nombre d’enfants, d’adolescents et de jeunes suivant un enseignement a certes constamment augmenté au début des années 2000, mais cette évolution positive s’est interrompue, notamment pour les enfants pauvres dans les pays à faibles revenus. En 2014, seul un quart des enfants les plus pauvres y ont terminé l’école primaire. Dans les pays à faibles et moyens revenus, la probabilité d’inscription à l’école primaire et secondaire dépend toujours de manière significative du revenu et du niveau d’éducation des parents.
Des obstacles financiers
Plusieurs mécanismes importants sont à l’oeuvre. Alors que près de 90% des pays à faibles revenus assurent officiellement l’enseignement primaire gratuit, les coûts cachés demeurent élevés : les coûts de transport scolaire et les frais de matériels demeurent rédhibitoires et empêchent les parents d’envoyer leurs enfants à l’école. En outre, dans plus de 40% des pays à faibles revenus, l’éducation secondaire inférieure est payante. Ces frais peuvent décourager les parents à faibles revenus d’envoyer leurs enfants à l’école, d’autant que plus que la scolarité les empêche de travailler pour contribuer aux revenus du ménage.
Abaisser ces barrières financières peut améliorer de manière significative les taux de scolarisation.
Même lorsque les enfants sont formellement inscrits à l’école, d’autres obstacles peuvent les empêcher d’étudier de manière efficace. Les enfants des ménages pauvres font régulièrement face à l’exclusion et à la discrimination. Un projet de recherche action participative mené par ATD Quart Monde en Belgique a constaté que la honte était l’un des obstacles clés à une scolarité réussie. Cette honte, et la qu’expriment les élèves marginalisés ainsi que leurs parents face à la violence institutionnelle qu’ils ressentent, les empêchent de communiquer avec les enseignants.
Les enfants issus de milieux socioéconomiques plus élevés tendent également à être mieux préparés à une scolarité formelle. En conséquence, dans la plupart des pays, le bagage familial d’un élève (l’éducation des parents, le statut socioéconomique, les conditions de vie à la maison) demeure l’outil de prédiction le plus important des résultats scolaires.
En France, par exemple, la différence des résultats des tests du Programme pour l’évaluation internationale des étudiants (PISA) entre les étudiants riches et les étudiants pauvres est de 115 points dans les performances scientifiques: cela équivaut à trois années de scolarité. Ainsi se forme un cercle vicieux : les enfants comme les parents des ménages à bas revenus peuvent se décourager, car ils considèrent que leurs chances de réussir leur scolarité sont faibles.
Au Kenya d’ailleurs, les enfants qui ont abandonné l’école citent comme raison principale de leur départ la difficulté de réussir, plutôt que les coûts, la pression parentale ou d’autres facteurs. Cela amène les ménages à bas revenus à sous-investir dans la scolarité, et donc à perpétuer la pauvreté d’une génération à l’autre, faisant de l’égalité d’opportunités un rêve distant.
L’urgence de politiques publiques
L’augmentation des budgets publics consacrés à l’éducation est essentielle pour briser les cercles vicieux de la pauvreté.
Les systèmes scolaires doivent éviter à tout prix de reproduire les inégalités héritées dans l’enfance, surtout pour les enfants de familles défavorisées. Ils doivent plutôt donner une deuxième chance aux enfants de familles en situation de pauvreté. Alors que les pays de l’OCDE ont tendance à diminuer les dépenses d’éducation (en pourcentage du PIB), c’est le contraire qu’il faudrait faire. Il existe en effet un lien étroit entre l’investissement public dans l’éducation et la mobilité sociale, notamment pour les économies en développement et en ce qui concerne l’enseignement primaire.
Le Cadre d’Action Éducation 2030 requiert que les États allouent à l’enseignement un minimum de 4 à 6% de leur PIB, et/ou, un minimum de 15 à 20% de leurs dépenses publiques. En effet, une recherche récente menée dans sept pays – du Brésil au Vietnam, et de l’Inde à la Namibie – a montré l’importance des bénéfices de l’éducation publique et son potentiel pour la transformation sociale.
Favoriser l’éducation inclusive
Pour briser les cercles vicieux de la pauvreté par l’éducation, nous avons besoin de professeurs bien formés (et biens payés), qui soient présents et s’investissent avec les enfants. Nous avons besoin d’écoles qui réduisent la place de la sélection et de l’évaluation sur la base des seules performances académiques, mais qui valorisent plutôt chaque enfant pour ce qu’il peut apporter à sa classe. Nous avons besoin d’écoles qui soient entièrement accessibles à tous et toutes – peu importe l’âge, le genre, la classe ou le handicap. Et enfin, nous avons besoin de davantage d’opportunités parascolaires après les heures d’école, qui soient ouvertes à tous les enfants sans coûts supplémentaires.
Comme y insiste un rapport récemment présenté à l’Assemblée Générale des Nations Unies, nous avons besoin de toute urgence d’un enseignement véritablement inclusif. Les écoles ne doivent pas être des lieux d’échec. Elles doivent devenir des lieux où les enfants découvrent leurs talents et leurs capacités, et peuvent acquérir les qualifications qui leur permettront de continuer à apprendre ou à trouver un travail au sein duquel ils s’épanouiront. Elles doivent être un lieu où la collaboration – plutôt que la compétition – est encouragée, et où l’altérité est acceptée et valorisée.
L’enseignement inclusif est également une manière de mettre en question les stéréotypes véhiculés sur les personnes en pauvreté, et de dénoncer les discriminations dont elles sont souvent victimes. A Delhi (Inde), après que des écoles généralement fréquentées par les élites aient été forcées de réserver 20% des places aux enfants des familles les plus pauvres, les comportements pro-sociaux ont augmenté parmi les élèves, et les préjugés envers les enfants issus de milieux défavorisés ont régressé.
Les écoles ont trop souvent été vues comme des institutions qui sélectionnent, hiérarchisent et excluent, alors qu’elles doivent renforcer les capacités de chacun et chacune, valoriser et inclure. Cela leur permettra de contribuer pleinement à briser les cercles vicieux qui perpétuent la pauvreté, condamnant les enfants des ménages à bas revenus à une peine à perpétuité pour un crime qu’ils n’ont pas commis.
Olivier De Schutter est le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Il est professeur à UCLouvain et Science Po. Le 20 octobre, il présentera un rapport sur la persistance de la pauvreté à l’Assemblée générale de l’ONU. Donald Lee est le Président du mouvement international ATD Quart Monde et ancien économiste principal aux Nations Unies à New York.