Fisherman in Pari Island, Indonesia (2019) - Photo: Brolywood Studio

Pêcheur sur l'île de Pari, Indonésie (2019) - Photo: Brolywood Studio

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Source: Observatoire des multinationales – 

Sur l’île de Lombok, un immense complexe dédié au tourisme de masse est en train d’être construit à marche forcée par le gouvernement indonésien, associé à des grands groupes comme Accor et Vinci. Des experts des Nations Unies sonnent l’alarme sur les expulsions forcées et autres atteintes aux droits des communautés locales occasionnées par le projet.

C’est une île que l’on pourrait qualifier de « paradisiaque » si ses habitants ne comptaient parmi les plus pauvres d’Indonésie. Lombok, morceau de terre pas plus grand qu’un département français, au milieu de l’archipel de la Sonde, est habitée à plus de 85% par des autochtones de l’ethnie Sasak, qui vivent de l’agriculture et de la pêche. Située dans une réserve de biosphère de l’UNESCO et abritant un parc national, l’île est restée longtemps à l’écart. Jusqu’à ce que le joyau soit remarqué par des surfeurs et des voyageurs occidentaux à la recherche d’une alternative à Bali, haut lieu du tourisme tropical de masse, à quelques dizaines de kilomètres à l’ouest. Petit à petit, le secret a été de moins en moins bien gardé, et Lombok semble aujourd’hui destinée à connaître un sort similaire à celui de sa célèbre voisine.

Au début de la pandémie de Covid-19, lorsque des milliers d’avions se sont retrouvés à l’arrêt forcé, et que les destinations les plus prisées de la planète se sont soudain vidées de leurs troupeaux de vacanciers, certains ont pu imaginer un « monde d’après » plus vivable, préservé. Un monde où l’industrie touristique, avec ses grands aménagements à base de béton et son va-et-vient incessant d’avions déversant leurs gaz à effet de serre dans l’atmosphère, ne serait plus le rouleau compresseur qu’elle est devenue ces dernières années. Où villes et paysages ne seraient plus entièrement refaçonnés et mis au service de la satisfaction immédiate de visiteurs de passage, dans le but de leur vider au maximum les poches le temps de leur séjour.

D’autres, beaucoup plus influents, misent au contraire sur une relance rapide du tourisme de masse : le gouvernement indonésien, mais aussi les grandes entreprises qui prennent en charge les chantiers ou qui gèrent les hôtels et les attractions.

Un « nouveau Bali » à 3 milliards de dollars

Pour désengorger Bali, qui attire aujourd’hui à elle seule les neuf dixièmes des touristes se rendant en Indonésie, les autorités ont annoncé un ambitieux programme de construction de nouvelles infrastructures dans des nouvelles zones du pays, destinées à devenir les « dix nouveaux Bali ». Lombok est la première de la liste. Une « zone économique spéciale » de 1175 hectares a été créée dans la région de Mandalika, dans le sud de l’île, pour accélérer son aménagement et offrir des conditions avantageuses aux promoteurs, sous l’égide de l’entreprise publique ITDC.

Les promoteurs du projet vantent les futures opportunités économiques qui seront offertes aux habitants de l’île. En attendant, cependant, c’est le processus d’acquisition des terres qui fait polémique. Les plaintes des habitants de Mandalika ont fini par parvenir aux oreilles des représentants des Nations Unies, et notamment à celles du rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté Olivier de Schutter. « Les familles qui y vivaient de l’agriculture et de la pêche ont été expulsées de leurs terres et ont assisté à la destruction de leurs maisons, cultures, sources d’eau et de leurs sites culturels et religieux », dénonce aujourd’hui ce dernier [1]

Accor présent sur place, Vinci et ClubMed se désolidarisent

En 2018, le groupe français Vinci a signé avec ITDC un accord-cadre sur le développement à Mandalika d’un énorme complexe de 131 hectares avec équipements hôteliers, centres de conférence, parc aquatique, hôpital, et même un circuit de moto de classe internationale. Le premier grand prix est déjà programmé pour le second semestre 2021. Ce complexe représente un investissement de plus d’un milliard de dollars. Sollicité, le groupe Vinci assure que l’accord-cadre n’a été suivi d’aucun contrat de construction, et n’avoir actuellement « aucune activité sur place » depuis 2019. Bizarrement, les rapports annuels de l’ITDC [2] et les services diplomatiques de la France en Indonésie parlent bien, à propos de la mission confiée à Vinci, de « construction » [3].

Le plan d’aménagement de Mandalika prévoit également l’extension de l’aéroport, un parc de loisirs à thème, un terrain de golf, une marina, un tramway… mais aussi pour faire bonne mesure une centrale solaire et des fermes « bio ». Car le projet se veut dans l’air du temps. Le coût de l’ensemble est estimé à 3,1 milliards de dollars.

D’autres groupes français sont également présents sur place. ClubMed prévoyait d’y installer un centre de vacances, mais assure aujourd’hui avoir abandonné le projet en 2019 – comme Vinci, et sans non plus fournir d’explication précise.

Reste le cas d’Accor. Le groupe hôtelier, qui possède déjà un Novotel à Mandalika, est en train d’y ajouter un hôtel Pullman, suivi peut-être plus tard d’un Grand Mercure. Sollicitée, l’entreprise confirme avoir conclu un accord contractuel avec ITDC pour « fournir des services de conseil limités afin de s’assurer que le projet répondrait au standard de la marque Pullman en ce qui concerne le développement d’un hôtel qui serait implanté sur la parcelle H-4, Mandalika Resort situé sur l’île de Lombok Selatan, Nusa Tenggara Barat en Indonésie » et « avoir accepté de fournir ses services pour la gestion de l’hôtel, exploité sous la marque Pullman ».

Conflits fonciers et intimidations

Le circuit moto est au centre de la plupart des contestations. Selon la presse indonésienne, 151 familles vivaient sur ces terres, et plusieurs d’entre elles contestent les conditions de leur départ. Les allégations des experts onusiens sont confirmées par la Commission nationale des droits de l’homme, une autorité publique indépendante, qui évoque des menaces, des intimidations et des évictions forcées sans compensation. Elle a notamment demandé à ITDC d’interrompre les travaux sur le circuit le temps que les problèmes fonciers soient résolus dans des conditions respectueuses des droits. Ses recommandations sont restées sans réponse.

Selon plusieurs témoignages, la police et l’armée sont intervenus pour forcer les occupants des terres réservées pour le développement, y compris le circuit moto, à quitter les lieux. Dans sa réponse à nos questions, le groupe Vinci précise : « Si nous avions dû envisager la signature d’un contrat de construction, nous aurions, selon nos procédures, mené en amont de nouvelles due diligences plus précises auprès d’ITDC en nous assurant que les droits humains et les libertés fondamentales sont respectés. »

Des litiges fonciers ont également retardé le chantier de l’hôtel Pullman d’Accor. Selon les informations de l’ONU, au moins un résident de l’île a engagé une procédure judiciaire contre Accor et ITDC pour dénoncer la saisie de son terrain sans compensation. Le groupe nous a répondu qu’il « examine actuellement les informations fournies ». Il précise qu’il n’a « pas participé à l’acquisition du terrain et n’est pas en charge de la construction du projet » et qu’« à sa connaissance, les litiges [sur la propriété de certains terrains appartenant à l’ITDC au Mandalika] ne concernent pas le terrain sur lequel l’hôtel est en cours de construction ».

Une certaine idée du développement

Les experts onusiens ont adressé des courriers officiels aux entreprises concernées, à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures qui a financé l’opération, ainsi qu’aux gouvernements de l’Indonésie et des pays d’origine des multinationales visées – dont la France [4]. Le gouvernement tricolore n’a en effet pas ménagé son soutien à l’opération. Le protocole d’accord entre Vinci et ITDC a été signé lors d’une visite officielle de François Hollande en Indonésie, et aujourd’hui encore les services de la « diplomatie économique » française vantent les « opportunités » offertes à nos champions nationaux.

C’est un tableau beaucoup moins positif que peignent les témoignages recueillis par les Nations unies. Aucune forme de consultation avec les habitants n’aurait eu lieu, sinon sous les regards attentifs des forces de sécurité. Une atmosphère de répression et d’intimidation régnerait à l’égard des récalcitrants et plus généralement des forces de la société civile qui pourraient s’opposer à la construction rapide du complexe touristique.

Pour Olivier de Schutter, « l’industrie touristique à grande échelle qui bafoue les droits des populations locales est fondamentalement incompatible avec le concept de développement durable. […] Le temps des circuits de courses et des méga-projets touristiques transnationaux qui profitent à une poignée d’acteurs économiques plutôt qu’à l’ensemble de la population est révolu. »

En 1257, l’île de Lombok a été le théâtre d’une énorme éruption volcanique qui aurait contribué à dérégler le climat sur la quasi totalité de la planète, provoquant des famines jusqu’en Europe et au Japon ainsi qu’une sécheresse en Amérique du Sud, et que l’on considère aujourd’hui comme l’une des causes du basculement vers le « petit âge glaciaire ». Ce serait l’éruption la plus importante de l’ère de l’Holocène. Aujourd’hui, nous sommes passés dans l’ère de l’Anthropocène – celle des changements provoqués par l’activité humaine, ou plus précisément celle des grandes entreprises comme Vinci ou Accor alliées à certains gouvernements. C’est une autre bataille qui se joue aujourd’hui à Lombok : faut-il poursuivre le développement du tourisme de masse et la construction de gigantesques infrastructures, en les rendant un peu plus « verts », malgré les conséquences à court terme et à long terme pour les habitants et leur cadre de vie, ainsi que pour la santé de la planète ?

Olivier Petitjean

[1] Voir leur communiqué de presse.
[2] Voir le rapport annuel 2018, p. 21. Le rapport annuel 2019 mentionne aussi une créance de Vinci Construction Grands Projets.
[3] Voir ici et là.
[4] Les lettres et les réponses éventuelles seront rendues publiques à l’issue d’un délai de 60 jours.